“Je ne vois pas en quoi une critique de la «grande culture masculine» constitue une attaque”: Entretien avec le réalisateur français Étienne Gaudillère

Peut-on admirer une œuvre d’art sans approuver son auteur ? C’est la question que pose le metteur en scène Étienne Gaudillère dans sa dernière création. Née de la polémique autour du César 2020 décerné à Roman Polanski, la pièce interroge notre responsabilité collective face aux violences dans le monde culturel et au culte persistant de « l’artiste intouchable » dans les milieux artistiques. Gaudillère relève ce défi non pas en pointant un individu, mais en disséquant un système — un système qui, trop longtemps, a protégé ses bourreaux au nom du « génie ». Avec humour, rigueur et une profonde humanité, il reprend les arguments, explore les paradoxes et convoque des figures controversées pour nourrir un débat essentiel.

Source: Wesley Pribadi on Unsplash
— Pourquoi avoir choisi de traiter cette question du lien entre l’artiste et ses actes, à une époque où les scandales liés aux violences faites aux femmes dans le milieu culturel (notamment à Hollywood) occupent le devant de la scène ?
— Le point de départ de la pièce est le César attribué à Roman Polanski en 2020 pour son film « J’accuse ». À ce moment-là, je sens bien que quelque chose ne tourne pas rond, mais je n’ai pas encore « plongé » dans la réflexion. Quand on me propose ensuite de faire une pièce sur une sujet d’actualité, je me dis que c’est l’occasion de traiter de cette question « Faut-il séparer l’homme de l’artiste? » qui, à ce moment-là, sature l’espace médiatique. Aussi parce que je voyais qu’autour de moi tout le monde avait son avis, et beaucoup de personnes, quelles qu’elles soient, étaient un peu perdues. L’idée était donc de repartir des bases, des chiffres, des arguments de chacun, pour clarifier les choses. Le tout avec humour.

— Avez-vous envisagé d'autres figures que Roman Polanski comme point de départ, ou ce choix s'est-il imposé d’emblée ?
— C’était le point de départ. Ensuite, avec Giulia Foïs, la journaliste avec qui nous avons créé ce spectacle, nous avons délimité un terrain de recherches, nourri par l’actualité. Nous avons sélectionné les affaires en fonction des questions spécifiques qu’elles posaient : le cas d’une personne condamnée (Bertrand Cantat), d’un artiste dont les oeuvres sont dans l’espace public (Claude Lévêque), des artistes décédés (Céline)…etc. Ce sont aussi les cas qui reviennent le plus souvent dans les conversations. Roman Polanski n’est que le point de départ.
— La pièce ne parle pas seulement d’un individu, mais d’un système. En quoi le théâtre vous semble-t-il un bon outil pour faire réfléchir collectivement à ces mécanismes?
— Je crois que la force du théâtre (et donc de la pièce) est qu’elle raconte une histoire. En l’occurrence, celle d’une prise de conscience par un homme. Je suis totalement convaincu qu’avec cette histoire - qui permet aussi d’amener de l’émotion - nous emmenons le public plus loin.
En tant que milieu social, il se trouve que nous étions en train de créer la pièce lorsqu’est arrivé MeToo Théâtre. Mon environnement très proche s’est retrouvé au centre de l’actualité. Le théâtre fait aussi partie de ce système.
— Quel rôle a joué Giulia Foïs dans l’écriture ou l’équilibre du récit ?
— Giulia Foïs a écrit toutes ses prises de paroles, qui sont là pour re-contextualiser, et donner des chiffres, des faits, et du sens à tout ce que l’on traverse dans la pièce. Nous avons aussi travaillé ensemble en amont sur les différents sujets, et sur l’histoire que nous voulions raconter. Elle a été d’une efficacité redoutable (nous avons créé la pièce en six jours!). Et puis nous actualisons le texte de la pièce pendant la tournée, car ne ne pouvons pas faire fi de l’actualité parfois très récente quand nous jouons.
— Pensez-vous que le public d’aujourd’hui est prêt à entendre une critique de la "grande culture masculine" sans la vivre comme une attaque ?
— Je ne vois pas en quoi une critique de la « grande culture masculine » constitue une attaque. Voilà changer les choses dans une société où une femme est violée toute les sept minutes me parait tout à fait normal. Si certain.es se sentent attaqué.es, c’est qu’ils sont mal informé.e.s, ou qu’une telle société leur convient. En l’occurrence, ce sont plutôt ceux et celles qui veulent changer les choses qui sont bien souvent attaqués.
— Vous-même, en tant qu’homme et créateur, comment vivez-vous cette tension entre admiration artistique et exigences éthiques ?
— Je n’ai plus aucune admiration artistique pour les artistes qui se comportent mal, ou se sont mal comportés. Lire les récits des victimes de Roman Polanski, par exemple, ne m’a plus du tout donné envie de voir ses films. Pour moi ce n’est pas une question d’opinion mais d’empathie. On peut tout à fait faire des grandes oeuvres sans être un violent, tyrannique, humiliant…etc. Et il y a tellement d’artistes que franchement, je peux me passer de ceux-là.
— Si les spectateurs ne devaient retenir qu’une seule chose après avoir vu la pièce, laquelle aimeriez-vous que ce soit ?
— Puisqu’à l’heure où j’écris ces lignes, le Premier Ministre annonce qu’il va falloir économiser 40 milliards supplémentaires pour le budget français, je dirai ceci : les violences masculines coûtent 80 milliards d’euros par an à la France.